Mémoires de Fanny Hill

[Extrait]

 

Il fut arrêté que je garderais la chambre pendant qu’on me ferait des habits convenables à l’état que je devais tenir auprès de ma maîtresse ; mais ce n’était qu’un prétexte. Mistress Brown ne voulait pas que personne de ses clients ou de ses biches, comme elle appelait les filles de sa maison, me vît jusqu’à ce qu’elle eût trouvé acheteur, pour ma virginité, trésor que, selon toute apparence, j’avais apporté au service de Sa Seigneurie.

Depuis le dîner jusqu’au soir, il ne se passa rien qui mérite d’être rapporté. Après souper, l’heure de la retraite étant arrivée, nous montâmes chacune à notre appartement. Miss Phœbe, qui s’aperçut que j’avais de la honte à me déshabiller en sa présence, m’enleva dans la minute mouchoir de cou, robe et cotillons. Alors, rougissant de me voir ainsi nue, je me fourrai comme un éclair entre les draps, où la commère ne tarda pas à me suivre en riant aux éclats.

Phœbe avait environ vingt-cinq ans et en paraissait dix de plus par ses longs et fatigants services et l’usage des eaux chaudes ; ce qui l’avait réduite au métier d’appareilleuse avant le temps.

L’égrillarde ne fut pas plus tôt à mon côté qu’elle m’embrassa avec une ardeur incroyable. Je trouvai ce manège aussi nouveau que bizarre ; mais l’imputant à la seule amitié, je lui rendis de la meilleure foi et le plus innocemment du monde baisers pour baisers. Encouragée par ce petit succès, elle promena ses mains sur mon corps et ses attouchements m’émurent et me surprirent davantage qu’ils me scandalisèrent.

Les éloges flatteurs dont elle assaisonnait ses caresses contribuèrent à me gagner ; ne connaissant point le mal, je n’en craignais aucun, d’autant plus qu’elle m’avait démontré qu’elle était femme en portant mes mains sur une paire de seins flasques et pendants dont le volume était plus que suffisant pour faire la distinction des deux sexes, surtout pour moi qui n’en connaissais point d’autre.

Je demeurai donc aussi docile qu’elle put le désirer, ses privautés ne faisant naître dans mon cœur que l’émotion d’un plaisir, d’autant plus vif et plus pénétrant que je l’avais ignoré jusqu’alors. Un feu subtil se glissa dans mes veines et m’embrasa pour ainsi dire jusqu’à l’âme. Ma gorge naissante, ferme et polie, irritant de plus en plus ses désirs, l’amusèrent un moment, puis Phœbe porta la main sur cette imperceptible trace, ce jeune et soyeux duvet éclos depuis quelques mois et qui promettait d’ombrager un jour le doux siège des plus délicieuses sensations, mais qui jusqu’alors avait été le séjour de la plus insensible innocence. Ses doigts en se jouant s’exerçaient à tresser les tendres scions de cette charmante mousse, que la nature a fait croître autant pour l’ornement que pour l’utilité.

Mais, non contente de ces préludes, Phœbe tenta le point principal, en insinuant par gradations son index jusqu’au vif, ce qui m’aurait sans doute fait sauter hors du lit et crier au secours si elle ne s’y était pas prise aussi doucement qu’elle le fit.

Ses attouchements avaient allumé dans tout mon corps un feu nouveau, qui s’était principalement concentré dans le point central, où des mains étrangères s’égarèrent pour, la première. fois, tantôt me pinçant, tantôt me caressant, jusqu’à ce qu’un hélas ! profond eût fait connaître à Phœbe qu’elle touchait à ce passage étroit et inviolé, qui lui refusait une entrée plus libre.

Enfin cette libertine triompha. Je restai entre ses bras dans une espèce d’anéantissement si délectable que j’aurais souhaité qu’il ne cessât jamais.

« Ah ! s’écriait-elle en me tenant toujours serrée, que tu es une aimable enfant !… quel sera le mortel assez heureux pour te rendre femme !… Dieu ! que ne suis-je homme !… » Elle interrompait ces expressions entrecoupées par les baisers les plus brûlants et les plus lascifs que j’aie reçus de ma vie…

J’étais si transportée, mes sens étaient tellement confondus, que je serais peut-être expirée si des larmes délicieuses, qui m’échappèrent dans la vivacité du plaisir, n’eussent en quelque manière calmé le feu dont je me sentais dévorée.

 

John Cleland

Extrait de : Mémoires de Fanny Hill, Lettre première


Publié par : incipit_fr
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