L’amant de la Chine du Nord

[Incipit]

 

Une maison au milieu d’une cour d’école. Elle est complètement ouverte. On dirait une fête. On entend des valses de Strauss et de Franz Lehar, et aussi Ramona et Nuits de Chine qui sortent des fenêtres et des portes. L’eau ruisselle partout, dedans, dehors.

On lave la maison à grande eau. On la baigne ainsi deux ou trois fois par an. Des boys amis et des enfants de voisins sont venus voir. À grands jets d’eau ils aident, ils lavent, les carrelages, les murs, les tables. Tout en lavant ils dansent sur la musique européenne. Ils rient. Ils chantent.

C’est une fête vive, heureuse.

La musique, c’est la mère, une Madame française, qui joue du piano dans la pièce attenante.

Parmi ceux qui dansent il y a un très jeune homme, français, beau, qui danse avec une très jeune fille, française elle aussi. Ils se ressemblent.

Elle, c’est celle qui n’a de nom dans le premier livre ni dans celui qui l’avait précédé ni dans celui-ci.

Lui, c’est Paulo, le petit frère adoré par cette jeune sœur, celle-là qui n’est pas nommée.

Un autre jeune homme arrive à la fête: c’est Pierre. Le frère aîné.

Il se poste à quelques mètres de la fête et il la regarde.

Longtemps il regarde la fête.

Et puis il le fait: il écarte les petits boys qui se sauvent épouvantés. Il avance. Il atteint le couple du petit frère et de la sœur.

Et puis il le fait: il prend le petit frère par les épaules, il le pousse jusqu’à la fenêtre ouverte de l’entresol. Et, comme s’il y était tenu par un devoir cruel, il le jette dehors comme il ferait d’un chien.

Le jeune frère se relève et se sauve droit devant lui, il crie sans mot aucun.

La jeune sœur le suit: elle saute de la fenêtre et elle le rejoint. Il s’est couché contre la haie de la cour, il pleure, il tremble, il dit qu’il aime mieux mourir que ça … ça quoi?… Il ne sait plus, il a déjà oublié, il n’a pas dit que c’était le grand frère.

La mère a recommencé à jouer du piano. Mais les enfants du voisinage n’étaient pas revenus. Et les boys à leur tour avaient abandonné la maison désertée par les enfants.

La nuit est venue. C’est le même décor.

La mère est encore là où était la «fête» de l’après-midi.

Les lieux ont été remis en ordre. Les meubles sont à leur place.

La mère n’attend rien. Elle est au centre de son royaume: cette famille-là, ici entrevue.

La mère n’empêche plus rien. Elle n’empêchera plus rien.

Elle laissera se faire ce qui doit arriver.

Cela tout au long de l’histoire ici racontée.

C’est une mère découragée.

C’est le frère aîné qui regarde la mère. Il lui sourit. La mère ne le voit pas.

 

 

Marguerite Duras

Extrait de : L’amant de la Chine du Nord

 

 


Publié par : incipit_fr
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